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Réalités et fictions du témoignage dans la demande d’asile : la construction de la crédibilité

 

Notre raison c’est la différence des discours,
notre histoire la différence des temps,
notre moi la différence des masques (1)
.

                                                    

Le demandeur d’asile, une fois sa demande admise par la préfecture de région (2), est soumis à un processus d’examen écrit et oral censé établir, d’une part la légitimité de sa requête à l’endroit de la convention de Genève - pour l’obtention du statut de réfugié - ou de la loi Ceseda - pour l’obtention de la protection subsidiaire - et, d’autre part, la crédibilité de son témoignage à l’endroit du jugement de ses examinateurs. La demande s’effectue devant deux instances : l’Ofpra (Office Français de Protection des réfugiés et des Apatrides), où le témoignage s’effectue devant un unique « officier de protection », et la Cnda (Cours Nationale du droit d’Asile), commission de recours après rejet de l’Ofpra, constituée d’un président-magistrat, d’un assesseur de l’administration, d’un rapporteur, d’un secrétaire, éventuellement d’un représentant Ofpra, et d’un assesseur du Haut Commissariat aux Réfugiés.

Pour rendre leur jugement, les examinateurs se situent à la fois dans l’ordre de la loi (légitimité de la requête à l’égard des textes référents) et dans l’ordre du croire (crédibilité des témoignages à l’égard de leur jugement discrétionnaire). Si l’ordre de la loi prend sa source dans des textes relativement définis, l’ordre du croire repose sur des critères liés à la qualité circonstanciée et personnalisée du témoignage, dont l’appréciation variera grandement selon les examinateurs – selon l’exercice de leur intime conviction.

Les critères de jugement concernant la crédibilité des témoignages peuvent être réunis via les comptes-rendus des décisions de rejets Ofpra ou Cnda : « propos convenus et exempts de tout élément de spontanéité convaincant », « absence de personnalisation », « documents insuffisamment probants », « récit stéréotypé », « manque d’authenticité »... sont les critiques adressées de manière récurrente aux demandeurs d’asile, ceux qui, en tout cas, « n’emporte(nt) pas la conviction » des examinateurs.

Il s’agira ici d’observer comment se construit la crédibilité d’un témoignage dans le cadre d’une demande d’asile, dans la mesure où les critères requis se fondent sur l’existence supposée d’un témoin idéal, subjectivité parlante absolue, en mesure de rapporter son expérience de manière spontanée et personnalisée dans une langue qui n’est pas la sienne - via la médiation d’un traducteur - insensible au contexte de défiance qui encadre a priori son audition, indifférent aux risques qu’il encourt si sa requête est rejetée, et donc en pleine maîtrise de ses émotions et de sa rhétorique.

Un tel témoin n’existe pas. Ces normes de subjectivation constituent des injonctions paradoxales (le célèbre « sois spontané » est ici de mise) et se heurtent à des sujets - des témoins – impressionnables, hésitants, inquiets, nerveux, souvent démotivés par la répétition de leurs récits... Le constat de la non-existence d’un tel témoin constitue par contre l’occasion récurrente d’administrer un jugement de rejet.

Un tel témoin n’existe pas, mais on va tenter de le fabriquer. La crédibilité du témoignage fondant l’impression que l’examinateur se fera du niveau de véracité du requérant, les exigences de personnalisation du témoignage écrit et de spontanéité dans le témoignage oral imposent la construction d’une narration normée, une fictionalisation du récit de l’expérience, une invention du témoin (un acteur déconnecté de sa propre histoire et désubjectivé), qui précisément contreviennent en tous points aux exigences de personnalisation et de subjectivation du témoignage.

La crédibilité du témoignage est fondée sur la fiction de la voix singulière d’une individualité parlante qui, en réalité, est constituée de plusieurs voix sous le masque d’une seule, dans le cadre d’un témoignage dont on ne perdra pas de vue qu’il doit être rédigé en français, par des exilés qui ne maîtrisent pas, à de rares exceptions près, la langue et encore moins la rhétorique institutionnelle. Surgissent donc, derrière la voix du demandeur d’asile, celle du traducteur, celle du (ou des) rédacteur(s), au plus singulier (au moins pluriel) celle d’un traducteur/rédacteur du témoignage, qui mêlent leurs voix dans cette fiction de la voix singulière du demandeur d’asile…

L’ordre du croire, tout entier concentré dans la forme écrite et orale du témoignage, croiserait idéalement le serment de l’un : « je dirai la vérité de mon avoir-été-là à travers toutes les voix qui me diront » avec le serment de l’autre : « j’entendrai la singularité de votre avoir-été-là malgré toutes les voix qui vous diront »… Se construit donc, lors des auditions, un considérable jeu de dupe où chacun des interlocuteurs compose son rôle à partir de cette singularité supposée - mais, au su de chacun, parfaitement absente -, de cette soi-disant subjectivité parlante, à travers laquelle chacun entend pourtant les échos d’une multiplicité d’autres voix.

Multiplicité aussi, à relever, des rôles que doit assumer un demandeur d’asile dans ce processus : comme dans le roman de Sébastien Japrisot, « Piège pour Cendrillon » (3), le demandeur d’asile est en même temps victime, témoin et enquêteur de son propre procès, mais aussi principal suspect, voire coupable a priori (de manœuvres dilatoires, abusives ou frauduleuses). C’est en tant que victime (de persécutions, par exemple) qu’il adresse sa requête ; c’est en tant que témoin qu’il doit construire le récit maîtrisé et donc crédible de sa propre expérience, et c’est en tant qu’enquêteur qu’il tentera de réunir des preuves concernant les risques qu’il encourt à retourner dans son pays ; c’est en tant que suspect, enfin, qu’il devra produire à décharge des supposées manœuvres dilatoires, abusives ou frauduleuses (très appréciées des préfectures dans l’usage intensif qu’elles font des procédures prioritaires (4)), des éléments manifestant sa bonne foi pour tenter de lever l’impression de culpabilité qu’il manque rarement de produire face à la suspicion préalable de ses auditeurs : « être suspect se substitue à être coupable, ou en a la signification et l’effet » (5).

Le processus de construction du dossier du demandeur d’asile finit par ressembler – pour pallier à l’absence systématique de vérifications menées par l’Ofpra ou la Cnda - à une enquête; celle-ci doit veiller à multiplier, sous toutes les formes possibles, les indices conduisant à l’établissement d’une crédibilité optimale. Le problème juridique et moral que représente la multiplication des rôles qu’on fait tenir au requérant ne semble pas, pour l’instant, émouvoir ou même questionner les instances de jugement, dans l’ordre de la loi

Réalité et fiction du témoignage : exigences d’authenticité et de personnalisation d’un côté, de l’autre tentatives d’assumer la multiplicité des voix et des rôles sous la fiction d’un seul témoin (6), le paradoxe prend forme. Il finira de s’accomplir dans le cadre de ce processus par l’entreprise de désubjectivation consécutive à la désappropriation de son histoire chez le demandeur d’asile, en raison de sa répétition, de son entreprise de crédibilisation, de fictionnalisation. La subjectivation requise par l’exigence de crédibilité finit donc par produire son exact inverse, une entreprise progressive de désubjectivation, qui délégitime radicalement, voire ridiculise les exigences normées des instances d’autorité dans ce domaine.

Le point de vue ici adopté est celui d’un membre d’association d’aide aux demandeurs d’asile qui, comme de nombreux autres, sert souvent de traducteur et de rédacteur à ceux-ci, l’une des multiples voix de ces récits.

 

            1- Le témoignage, dans l’ordre de la loi : un procès ?

Le demandeur d’asile requiert lui-même les conditions de son « procès » et sollicite son audition auprès de l’Ofpra et de la Cnda. La question préalable, pour mieux définir le contexte propre à l’examen de la demande d’asile, serait donc la suivante : s’agit-il bien d’un procès ? Le procès, en tant que litige, est soumis à une juridiction (un tribunal ou une cour). À l'issue du procès, une décision est rendue. Un litige désigne un différend entre deux ou plusieurs personnes, les uns contestant aux autres d'être titulaires d'un droit à l'exercice duquel ils prétendent. En l’occurrence, si litige il y avait, il reviendrait au requérant d’établir la légitimité de sa requête et la sincérité de son témoignage devant une juridiction qui, au nom de l’état français, tenterait d’établir l’illégitimité de cette requête et l’imposture que constituerait ce témoignage. Il est bien évident que telle n’est pas la mission officielle de l’Ofpra ou de la Cnda. En revanche, la lecture des comptes-rendus de rejets fait état de tant de tentatives de discréditations systématiques sur la foi d’arguments si imaginativement spécieux, qu’on serait près de croire que la mission des instances de jugement en matière de demande d’asile est précisément de contester aux demandeurs d’asile « d'être titulaires d'un droit à l'exercice duquel ils prétendent ».

La question, selon Anicet Le Pors (7), est de savoir s’il s’agit, en la circonstance, « d’appliquer le droit ou de rendre la justice : la justice est première et le droit positif n’est que son instrument ». Il ajoute : « Le droit d’asile est fait pour accorder ce droit, non pour le refuser ». Si la demande d’asile n’est, en droit, pas un procès, c’est, dans les faits, pourtant le cas. Exercice, donc, du jugement du litige.

« Si l’axiome à respecter, dit Derrida, est que « témoigner n’est pas prouver », que « témoigner est hétérogène à l’administration de la preuve », il n’empêche que « le franchissement d’une telle limite est à la fois interdit et constamment pratiqué » (8). Dans l’examen de la demande d’asile, ce franchissement est la norme. La reconnaissance de la preuve, comme nous le verrons avec E., est entièrement suspendue à la reconnaissance préalable de la crédibilité du témoignage.

Cette reconnaissance de la crédibilité est elle-même liée à la personnalisation du témoignage et à la spontanéité du témoignage oral. « La fin dernière de la norme, écrit Agamben (9), est de produire le jugement : mais celui-ci ne se propose ni punir ni de récompenser, ni de rendre la justice ni de faire éclater la vérité. Le jugement est une fin en soi, et là est son mystère, le mystère du procès ». C’est dans ce mystère que s’accomplit la partition de l’examinateur, l’administration ultime du jugement. C’est de ce mystère, ici la nature des convictions - des préjugés - de l’examinateur (10), que rebondit par contre la partition du demandeur d’asile, vers les recours Cnda, les recours gracieux ou pour raisons médicales…

Nous partirons donc de ces cas récurrents pour lesquels la forme du procès est patente, attestée par les argumentaires des rejets.

 

            2- Le témoignage, dans l’ordre du croire

Selon Jacques Derrida (11), « témoigner en appelle à un acte de foi à l’égard d’une parole assermentée, produite elle-même dans l’espace de la foi jurée ».  Si à aucun stade de la demande d’asile n’est requis le serment (la foi du serment) qui lierait formellement le demandeur d’asile à son examinateur « dans l’ordre du croire » (12), cet ordre n’est pas pour autant inexistant, et le serment pas indispensable à le constituer : « même quand la scène n’est ainsi formalisée par un code institutionnel de la loi positive qui vous obligerait à observer tel ou tel rite, il y a dans tout témoignage une implication de foi et de serment », une  « promesse susceptible de trahison, parjure, infidélité, abjuration » (13). La promesse du demandeur d’asile tient à ce « j’ai été là », « j’ai vécu cela » qui le pose comme témoin (superstes : « celui qui a vécu quelque chose, a traversé de bout en bout un événement et peut donc en témoigner » (14)). Face à sa présence singulière à l’événement qui motive sa requête, l’absence contraire de son examinateur à celui-ci suspendrait ainsi « à la parole ou à la marque du témoignage en tant qu’elle est dissociable de ce dont elle témoigne » (15). Mais, précisément, en l’occurrence, l’absence à l’événement de l’examinateur, l’absence également de vérifications de sa part concernant les faits présentés, font que le témoignage lui-même devient précisément indissociable de ce dont il témoigne : l’ordre du croire sera tout entier concentré sur la forme du témoignage et c’est sur la reconnaissance de sa crédibilité (ou non) formelle que l’examinateur estimera (ou non) accéder à la vérité des faits, et répondra : « je n’ai pas été là, mais je vous lis, je vous entend, et je vous crois – ou je ne vous crois pas ».

« A cette attestation [du témoignage] on n’a d’autre choix que de croire ou de ne pas croire » (16), sans aucune autre possibilité d’accès à la vérité que celle de la croyance. C’est un « acte de foi sans preuve possible », « la vérification ou la transformation en preuve [du témoignage], la contestation au nom du savoir appartiennent à un espace étranger » (17) : l’hypothèse du témoignage en tant que preuve, suivant Derrida, « n’a même plus de sens ». Or, dans le processus même de la demande d’asile, du fait de l’impossibilité récurrente de réunir des preuves concernant les risques encourus en cas de retour au pays - dont l’existence même contredirait parfois les faits présentés dans la requête - du fait que les témoignages concordants, parfois même les documents administratifs les plus incontestables sont bien souvent jugés comme non-probants (voir plus bas le cas d’E), on constate que la notion même de preuve est ici entièrement soumise voire confondue avec celle de crédibilité du témoignage. Pour Derrida, la distinction conceptuelle entre témoignage et preuve est « aussi essentielle qu’infranchissable en principe, en droit » ; pour lui, si l’axiome à respecter est que « témoigner n’est pas prouver », que « témoigner est hétérogène à l’administration de le preuve », il n’empêche que « le franchissement d’une telle limite est à la fois interdit et constamment pratiqué ». Nous nous retrouvons ainsi dans une situation où le témoignage vaut pour le vécu de l’événement, sans aucune distinction entre l’expérience et son compte-rendu (le témoignage) et, passé le cap de la reconnaissance de l’ordre de la loi, c’est l’ordre de la croyance qui va désormais entièrement opérer, sur la foi d’un témoignage valant preuve. Les preuves elles-mêmes qui pourront être présentées ne seront considérées comme probantes, ne feront l’objet d’une reconnaissance, que dans la mesure où la crédibilité du témoignage sera préalablement établie.

De ce point de vue, Anicée Le Pors ajoute que, si le demandeur d’asile ne produit pas de documents (de preuves), cette absence sera retenue à charge contre lui mais que, s’il en produit, ils seront a priori considérés comme faux : le « mystère du procès »… ?

 

         3- Construction de la crédibilité du témoignage

 

« Pour le distinguer de l‘archive, qui désigne le système
des relations entre le non-dit et le dit, appelons témoignage
le système des relations entre le dedans et le dehors de la
langue, entre le dicible et le non-dicible en toute langue)
donc entre une puissance de dire et son existence, entre
une possibilité et une impossibilité de dire ».

Agamben, « Ce qui reste d’Auschwitz ».

 

Le cas d’E. donne l’occasion d’un examen concernant les lacunes du témoignage en regard de l’exigence de crédibilité : institutrice, mariée, trois enfants, elle devient membre du Southern Cameroon National Council pour lutter contre les discriminations exercées à l'encontre de la communauté anglophone par le gouvernement francophone du Cameroun. Secrétaire de section chargée de l'organisation des campagnes de mobilisation, des meetings publics, elle est incarcérée de ce fait à quatre reprises et subit, de la part des gendarmes et policiers camerounais, des actes de viols et de tortures. Un de ses geôliers la prend en pitié, l'aide à s'évader, elle arrive en France.

Déboutée de sa demande d'asile par l'Ofpra, puis par la CRR (18) : on lui reproche ses déclarations « stéréotypées », le fait que « ni les pièces du dossier, ni les déclarations faites en séance publique devant la Commission ne permettent de tenir pour établis les faits allégués et pour fondées les craintes énoncées » ; « les certificats médicaux  […] ne permettent pas d'infirmer cette analyse ». « Les documents judicaires (mandats d’arrêt) […] ne présentent pas de garanties suffisantes d'authenticité »

La liste des pièces est pourtant conséquente : copies d’un mandat d’arrêt, renouvellement deux ans plus tard de ce mandat (donc actualisation de la menace d’une nouvelle arrestation), certificat médico-légal établissant, à la suite d’une détention, les séquelles consécutives aux sévices, déclaration sous serment de son avocat, qui l’a visitée en prison, attestant des tortures dont elle a fait l'objet, certificat du SCNC attestant de ses activités militantes - et des harcèlements menés à l'encontre du SCNC au Cameroun - et enfin, last but not least, le témoignage écrit du gendarme qui l’a aidée à s’évader et se trouve de ce fait lui-même en prison. Une telle abondance de documents concordants dont, chose rare, des copies de documents officiels (mandats d’arrêt), est assez exceptionnelle dans les demandes d’asile, et mène à se questionner sur les raisons des différents rejets.

La lecture du dossier d’E. montrait que, si les documents qu’elle produisait comme preuves étaient nombreux et convaincants, ses témoignages écrits étaient effectivement "stéréotypés", rédigés par des amis camerounais peu au fait de la rhétorique propre à la demande d’asile, puis par une avocate probablement assez pressée. Les récits très vagues énonçaient les faits sans les détailler et ne procuraient, pour le moins, aucun effet de personnalisation du témoignage. Un entretien a donc été réalisé qui a duré quatre jours, dans lequel, dans un climat de confiance et de relative détente, E. a finalement réussi à exposer des faits précis, détaillés, argumentés, personnalisés.

a- Le témoignage oral : E. a d’abord résumé sa vie en quelques minutes, sur un ton monocorde, les yeux dans le vague. Elle racontait sa vie comme si c’était celle de quelqu'un d'autre, comme si elle l'avait apprise par cœur, comme pour s’en débarrasser. Ses paroles étaient, comme son témoignage écrit, parfaitement stéréotypées et, rapportées devant un jury enclin au doute, l'effet avait dû être désastreux.

Un demandeur d’asile dit et répète son histoire un si grand nombre de fois que cette répétition finit par la déréaliser. L’attitude en outre de ses interlocuteurs affectant parfois (souvent), de manière plus ou moins nuancée, la suspicion, finit par tenir le requérant à distance de sa propre histoire et son récit présente effectivement  les effets marqués du manque d'authenticité, du manque de force probante, càd les aspects extérieurs du mensonge. Le cercle vicieux de l’examen dans la demande d’asile - sous les auspices des effets pervers induits par l’injonction paradoxale que représente l’exigence de spontanéité - se reconduit : la suspicion des examinateurs engendre, chez le demandeur d’asile, la perte de confiance en soi, qui produit l’hésitation, la nervosité, la contradiction (suprême critique formelle justifiant l’accusation de mensonge et donc le rejet) et conséquemment la confirmation de l’attitude suspicieuse de l’examinateur. Toutes possibilités de spontanéité, de personnalisation, de précision, de cohérence, qualités hautement recommandées en cas de demande d’asile, sont ainsi rapidement évacuées de l’échange.

Le cas de O., originaire du Nigéria, victime avec son frère jumeau d’une tentative de meurtre rituel de la part de leur père, grand prêtre du culte Eremwin, était assez remarquable de ce point de vue. O., bien que très affecté par l’assassinat de son frère était, lors de notre entretien, clair, précis et cohérent dans son témoignage oral : pas de contradiction, pas d’hésitation, une très bonne connaissance du contexte social et religieux, une description chronologique très précise des faits ; il a donc été possible de rédiger le témoignage le plus rapide et efficace qu’on peut imaginer dans ces circonstances. Lors de son passage devant l’Ofpra cependant, O. était sous anti-dépresseurs et somnifères, victime de vertiges et de nausées. Il était donc assez confus, et l’attitude suspicieuse puis agressive de l’officier « de protection » a achevé de le déstabiliser. Le compte-rendu de l’entretien rapportait: « ses réponses convenues et dénuées de spontanéité n’ont pas permis de valider les persécutions invoquées. […] Les propos de l’intéressé, répétitions du récit écrit, sont demeurés exempts de tout élément de personnalisation convaincant ». Donc rejet.

 

Les rapports de confiance qui légitimeraient le principe et le contexte de la demande d’asile se résument souvent à des rapports d’autorité, qui dégénèrent rapidement en rapports de défiance réciproques. Être capable de dépasser ce type de rapport, à la suite d’expériences traumatisantes, n’est pas à la portée du premier venu. Il serait donc souhaitable que les demandeurs d’asile se présentent à la convocation de l’Ofpra en bonne forme physique et psychologique, et acquièrent préalablement la rhétorique et la gestuelle nécessaire à ce type d’échange… Voire fassent un stage au cours Florent…

La confiance n’est pas plus innée chez le demandeur d’asile que chez l’officier de protection. Pour le rédacteur d’un témoignage, la première étape d’un entretien est précisément de l’amener progressivement à accorder sa confiance, en posant comme préalable la confidentialité du récit. Il n’est pas rare que le demandeur d’asile dissimule ou transforme des faits, à partir d’une idée qu’il se fait de l’efficacité de son récit sur son auditeur. Le problème est que ces trous dans le récit, ou ces transformations des faits, le mènent souvent à des contradictions qui vont précisément entraîner la suspicion de ses auditeurs. Et les préfectures et les instances telles que l’Ofpra ou la Cnda ont à leur disposition une batterie d’informations, informatiques ou autres, à commencer par le fichier Eurodac  (19), qui leur permet de débusquer certaines cachotteries.

Ainsi D., Rom du Kosovo, a mis un certain temps avant de nous avouer qu’il avait un faux passeport grec. C’est précisément le type d’information dont il vaut mieux disposer avant rédiger le témoignage à l’Ofpra, afin d’intégrer dans le récit une tentative de justification de ce fait : l’effet est plus heureux que si l’Ofpra s’en saisit comme prétexte (mensonge, falsification des faits) pour le rejet de la demande d’asile.

 

La spontanéité comme apprentissage constitue donc le paradoxe processuel par lequel est conduit l’examen de la demande d’asile en séance publique. C’est le travail de fond sur le récit réalisé lors de la rédaction du témoignage écrit, associé à quelques conseils fondés sur les auditions publiques de la Cnda, qui permettront au demandeur d’asile de manifester une aisance relative lors du témoignage oral, aisance que l’on pourra éventuellement, dans le meilleur des cas, prendre pour de la spontanéité. Avant tout passage devant l’Ofpra ou la Cnda, le demandeur d'asile – s’il a la chance d’être assisté par des personnels des CADA (20) ou des associations - est informé des rudiments simples de la crédibilité gestuelle en séance publique : regarder ses auditeurs dans les yeux (ce qui donne l’impression de la sincérité), éviter de regarder le plafond lorsque l’on parle (ce qui donne l'impression que l'on invente), manifester un minimum d'attention à la discussion (même si c'est votre avocat qui raconte votre vie à votre place), ne pas se recroqueviller sur son fauteuil (ce qui donne l'impression qu'on est indifférent à son propre sort et, partant, à l’écart d’une histoire qui n’est pas la votre, ou qu’on est coupable de quelque chose) etc... C’est toute une scénographie, tout un travail d’acteur, toute une rhétorique qu’il serait nécessaire de maîtriser pour gagner la confiance de l’examinateur et remporter le défi de la crédibilité… Certains, naturellement, sont plus doués que d’autre, et emportent plus facilement la confiance de leurs juges, sans rapports nécessaires à la vérité des faits rapportés, ce qui est le cas précisément inverse de celui, rapporté plus haut, d’E..

Le témoignage oral n’est pas nécessairement discursif. Il est parfois silencieux. « Il doit engager quelque chose du corps qui n’a pas droit à la parole » dit Derrida (21) … Les pressions exercées dans le contexte du témoignage oral en séance publique (décalages culturels et psychologiques liés à l’exil, attitude de l’examinateur, enjeux de la demande, niveau de stress du requérant) agissent sur le corps même du demandeur d’asile mais, comme nous avons vu avec E., pas au bénéfice de sa crédibilité. Les règles culturelles des mouvements des corps implicitement requises à l’entretien en séance publique ne laissent pas la chance au corps de parler naturellement : une maîtrise spécifique est exigée, qu’on pourrait définir comme passivité attentive, une forme disciplinée de soumission à l’autorité.  Derrida pose la question : « n’y a-t-il pas une expérience du croire qui ne se réduise pas à cette crédulité ou à cette passivité devant l’autorité  » ? Le jeu de dupes psychologique qui s’exerce lors des entretiens en séance publique permet difficilement, dans ce contexte, de répondre de manière positive…

 

b- Le témoignage écrit : l’enjeu du témoignage écrit, préalable à tout rapport entre le demandeur et l’examinateur, est donc d’atteindre à la  personnalisation durécit qui est censée établir la légitimité du témoignage en tant que tel (la légitimité du témoin en tant que témoin). Les données biographiques établies dans le récit seront aussi détaillées et cohérentes que possible, et pourront être accompagnées de témoignages convergents, éventuellement d’une documentation d’ordre géopolitique en soutien. Le témoignage écrit en français permettra également de préparer le fond narratif de l’entretien oral. Le document dans son ensemble produira un a priori positif ou négatif à l’officier de l’Ofpra, et sera la base de l’avis donné par le rapporteur de la Cnda (qui évalue l’authenticité du dossier et dégage les question à poser lors de l’audition : le poids de son avis est considérable).

On pourrait aisément associer ce travail de constitution du dossier écrit (témoignage + documents joints) à celui d’une enquête, dans le sens où son but ultime serait la révélation des faits et l'amélioration des connaissances sur ces faits (via le témoignage écrit mais aussi la documentation). La résolution préalable des contradictions et invraisemblances (dans les faits, les dates), qui ne manqueraient sinon pas de surgir au cours de l’entretien, permettra de favoriser la crédibilité de l’ensemble. Parvenir à cette crédibilité du témoignage va consister à débusquer les fragilités de la parole, les inconséquences du souvenir, les préjugés qu’ont parfois les demandeurs d’asile sur le contenu de leurs témoignages (omissions, ajouts), et qui produisent de la contradiction, particulièrement désastreuse dans le régime de la crédibilité…

La preuve…

Il est extrêmement difficile et donc rare, pour un demandeur d’asile, d’être en mesure de produire des preuves de ses allégations, et ce, pour un grand nombre de raisons : un départ en catastrophe ne procure pas le temps d’emporter des papiers; les témoins contactés se rétractent souvent, par crainte de représailles ou de poursuites judiciaires; difficile de demander des témoignages aux auteurs des sévices : la preuve est une denrée rare dans le monde des demandeurs d’asile. En outre, la preuve (ou même le récit de témoins) peut parfois produire un effet tout à fait contraire à ses aspirations : dans le cas d’O., évoqué plus haut, les institutions de « protection du droit d’asile » auraient pu avancer qu’O., en produisant des témoignages par exemple, conservait des liens au pays, et pouvait de ce fait y retourner. Nous avons vu également, avec le cas d’E. que, de toutes façons, le fait de fournir un nombre important de preuves ne suffit pas nécessairement à entamer la suspicion naturelle de l’Ofpra et de la Cnda. La reconnaissance de la preuve, dans ce type de procédure, est entièrement soumise à la reconnaissance préalable de la crédibilité du témoignage. Ainsi, la qualité de personnalisation de celui-ci, sa cohérence, sa précision, sont autant de facteurs déterminants, permettant de produire un effet positif sur la conviction intime de l’examinateur.

On peut supposer que des indices concourants peuvent mutuellement renforcer leur niveau de confiance et être alors considérés comme équivalents à une preuve et acceptés comme tels : un faisceau de présomptions. L’absence récurrente de preuves va conduire, dans le récit lui-même, à adopter des stratégies contournantes et substitutives à la production de preuves indiscutables (les preuves indiscutables étant elles-mêmes, comme on l’a vu, largement discutées…) pour tenter de constituer ce faisceau : outre les témoignages et documents géopolitiques convergents, qui peuvent corroborer une expérience et un contexte, le détail (la description) et le plan peuvent en constituer des maillons importants, en tant qu’indices de l’avoir été-là du témoin.

…est dans le détail ?

Alors, de l’important travail de fond qui permettra d’établir clarté et crédibilité du témoignage écrit (puis oral), le détail sera probablement la clé de voûte, et pourra aspirer à devenir une preuve de substitution. C’est lui qui permettra au récit d’acquérir sa force de conviction, sa qualité de personnalisation, d’éviter la critique de récit stéréotypé : détailler soigneusement la chronologie des événements signifiants, relater les souvenirs qui s’y rattachent, le lieu, le moment, le temps qu’il faisait, la description des personnes; bref, il s’agira de renforcer la qualité descriptive d’une expérience qui pourrait être ainsi éventuellement être qualifiée de personnelle. Ceci exige d’accorder au demandeur d’asile le temps dont il aura besoin pour parvenir à cette précision, ce qui prend parfois du temps. Le temps est aussi une denrée rare chez les rédacteurs (personnels de Cada par exemple : le Cada de Bourges, en décembre dernier, devait assumer, au niveau de l’accompagnement social, une cinquantaine de demandeurs d’asile – au lieu de dix pour un seul éducateur !)

A l’issue de sa présentation biographique désastreuse, a donc été repris, avec E., son histoire depuis le début : à coups de questions/réponses, elle a pu détailler soigneusement le parcours chronologique de sa vie, les événements, le contexte politique et social. E. savait de quoi elle parlait, elle connaissait parfaitement les différents aspects de la discrimination à l’égard de la communauté camerounaise anglophone, ses conséquences sociales, économiques ou éducatives. Plus difficile fut d’aborder la question des sévices corporels qu’elle avait subis.

Il fallait frapper fort pour sa nouvelle requête dans la mesure où trois rejets lui avaient déjà été opposés, malgré des éléments de preuve très convaincants : la dernière requête devait être la bonne. L’enjeu tournait autour de la crédibilité de sa parole, de son récit, de leur dimension de personnalisation, qui pourrait permettre de valider les preuves produites. Son manque de préparation antérieur (témoignage écrit comme oral) avait totalement discrédité l’ensemble de son dossier.

Son témoignage a donc été totalement reconstruit à partir de la chronologie de ses arrestations, en détaillant la nature, la méthode, la fréquence des sévices dont elle avait été l’objet. E. a également réalisé des plans permettant de localiser les lieux de ses arrestations (configuration de la cellule dans le commissariat, du commissariat dans la ville…), puis des dessins permettant de visualiser les outils utilisés pour l’administration de ces sévices (chaise électrique, cellule d’électrocution). Evacuées les contradictions dans les faits ou les dates, le témoignage était clair, accompagné des documents et témoignages convergents cités plus haut, d’un historique du SCNC pour situer le contexte politique du Cameroun, d’un rapport de la FIDH intitulé « La torture au Cameroun : une réalité « banale », une impunité systématique », d’une compilation d’informations extraites des sites du UNHCR et de la FIDH sur le sort réservé aux membres du SCNC emprisonnés (tortures, assassinats, disparitions) : pas moins de vingt-huit documents étaient joints à son dossier.

 

4- Les voix du témoignage (les « je » du témoin)

« Le témoignage est donc toujours un acte d’ « auteur »,
il suppose toujours une dualité essentielle, où l’on intègre
et fait valoir une insuffisance, une incapacité ».
      
Giorgio Agamben (22)

 

Dans la demande d’asile, la voix du témoin n’est pas unique mais se trouve multipliée par celles du rédacteur/traducteur, du (ou des) rédacteur(s), ou encore par le(s) rédacteur(s) via le (ou les) traducteur(s) : pour reprendre les mots d’Agamben, le(s) rédacteur(s) est (sont) inséparable(s) du demandeur d’asile, « et seule leur unité-différence fait le témoignage » (23). Le témoignage se stratifie en un récit à voix multiples, densifié par l’empilement des procédures de recours.

Dans le témoignage écrit, cette stratification s’opère à travers les mots français donnés par le rédacteur (via ceux du traducteur) au demandeur d’asile. Dans le témoignage oral en séance publique, cette stratification opère à deux niveaux : en premier lieu, en vertu du fait que les mots donnés par le rédacteur au demandeur d’asile (via une traduction du récit en français dans sa propre langue) contaminent sa parole propre, et parce que, à la Cnda, son avocat et son traducteur prendront également la parole en son nom. Dans tous les cas, on entendra la voix de plusieurs témoins - plus ou moins officiels - à travers celle du témoin principal.

Le témoin dit : « J’ai été présent, vous devez me croire » ; le témoin du témoin (le rédacteur) dit : « Je rapporte la présence du témoin selon vos critères, vous devez le croire », le témoin des deux précédents témoins (le destinataire du témoignage) dit : « Mon absence à la chose même dont vous témoignez fait que j’entendrai votre double témoignage, selon l’adéquation de sa forme à mes critères».

« Les mots », dit Jacques Derrida, « témoignent des institutions ; le vocabulaire atteste un sens institutionnel » (24). On ne pourrait dire mieux des mots du demandeur d’asile : moins tournés vers la fidélité à son expérience de témoin originel que vers le réquisit formel de crédibilité de l’institution, les mots du témoignage passent donc par un « filtre bureaucratique stéréotypé » (25), la rhétorique spécifique au contexte qui permettra de satisfaire les exigences de l’examinateur et donc d’influencer son jugement. Mots venus de plusieurs bouches, passés par les filtres de plusieurs langues, du glissement sémantique d’un plus ou moins synonyme à un autre, dans la translation des idées et la perspective d’un seul enjeu : l’obtention d’un permis de séjour. Les mots du rédacteur tentent d’établir le lien entre ce que le témoin croit qu’il faut dire à ce que l’examinateur a envie d’entendre : le stéréotype semble avoir changé de camp…

Les exigences paradoxales infligées au témoignage ont absorbé toute chance d’atteindre jamais à l’expérience du témoin, en tant que témoin de sa propre histoire, le superstes de Benveniste, le témoin en tant que survivant, « celui qui, ayant été présent puis ayant survécu, joue le rôle de témoin » (26). « Le vivant, dit Agamben, qui s’est rendu absolument présent à soi dans l’acte d’énonciation, en disant « je », fait reculer dans un passé sans fond ses propres vécus, il ne peut plus coïncider immédiatement avec eux » (27). De quelle(s) présence(s) le demandeur d’asile se fait-il l’écho dans son acte d’énonciation ? Quel est ce je dont il joue le rôle ? Si un je en tant que soi-même « fait reculer dans un passé sans fond ses propres vécus », quel espoir a-t-il d’effleurer, dans son témoignage oral, puis de faire effleurer à son interlocuteur son propre vécu ? La maîtrise de sa parole et de sa gestuelle, càd la qualité orale et physique de son jeu d’acteur, à travers la multiplicité des voix dont il se fait l’écho en prononçant ce je, si elle satisfait aux exigences institutionnelles, brise le mince fil qui relie le témoin à la réalité de son témoignage. Sa conscience de lui-même s’est dissoute.

« Je parle, dit Agamben, est un énoncé contradictoire. « Je » est toujours un autre, mais ce « Je-autre » est plutôt dans l’impossibilité de parler, de dire quelque chose. Ce n’est pas l’individu qui parle, mais la langue : une impossibilité de parler a pris la parole ». Impossibilité donc, de parler du témoin, dès qu’il ouvre la bouche, pour autant que le je qui ouvre le bouche est autre que le je qui a vécu l’expérience. Qui se trouve convoqué à cette audition ? : le je qui a vécu l’expérience ou le je qui en rend compte ? A travers cette fiction d’ un seul témoin (28) confondu dans ces deux je, confondu aussi avec les paroles de ses traducteurs, rédacteurs et avocats, ce qui parle, c’est la langue, la langue institutionnelle de la demande d’asile. « Le vocabulaire attes[ant] un sens institutionnel » (29), l’institution y reconnaitra ses petits pour autant qu’elle y reconnaitra à la fois sa rhétorique et l’écho de ses critères de jugement.

La seule condition, pour Derrida, du témoignage, est son impossibilité : « quand le témoignage est assuré, il perd sa valeur »… Et pourtant, s’il est une chose qu’on demande au témoin, c’est bien d’assurer son témoignage, rôle médiateur dévolu à celui que nous appellerons ici, contrairement à Derrida (30) le « témoin du témoin », càd le rédacteur, qui donne ses mots (sa traduction, sa rhétorique, son interprétation) au témoignage. L’orientation de celui-ci dépendra donc de l’empathie, du niveau de confiance et d’entente (dans les deux sens du terme) entre le témoin (le demandeur d’asile) et le témoin du témoin (le rédacteur) et de la maîtrise de la rhétorique institutionnelle de ce dernier – voire du temps qu’il lui accorde.

Le rédacteur témoigne pour le témoin par délégation, « pour le compte » du témoin. Son rôle, dans son acception la plus parfaite, participerait peut-être de ce qu’Agamben décrit comme « auctor » (31) : « Comme l’acte de l’auctor complète celui de l’incapable, donne force de preuve à ce qui par soi-même en manque, vie à ce qui par soi-même ne saurait vivre, on peut dire en retour que c’est l’acte imparfait, l’incapacité antérieure palliée par lui, qui donne sens à l’acte ou à la parole du témoin-auctor » (32). De l’impossibilité du témoin de parler tout court (distinction du je qui a vécu/survécu et du je qui rend compte verbalement de ce qu’il a vécu), de l’impossibilité de parler la langue (la langue française du témoignage écrit), de l’impossibilité de parler la langue institutionnelle (la rhétorique spécifique à la demande d’asile, soit le décodage des pièges communément tendus par l’institution sous les vocables spontanéité, personnalisation etc.), le rédacteur serait celui qui pallierait à l’incapacité de parler (tout court, la langue française et la langue institutionnelle) du demandeur d’asile et lui conférerait « le complément de validité dont il avait besoin » (33). Auctor désignerait donc « le témoin en tant que son témoignage exige toujours que quelque chose – fait, être, parole – lui préexiste, dont la réalité ou la force doivent être confirmées ou certifiées » (34). Le témoignage du témoin du témoin qu’est le rédacteur ne prétend pas valoir en soi, mais n’a « de raison d’être que s’il complète en l’intégrant le témoignage de qui ne peut témoigner » (35). Le rédacteur est le pseudonyme du demandeur d’asile.

Cette autorité que prend le rédacteur sur le témoin (le demandeur d’asile) en que témoin de celui-ci, en lui donnant non seulement sa parole mais parfois aussi sa gestuelle (voir plus haut) nécessite d’en considérer les limites et d’en mesurer les risques. C’est parfois témoin (rédacteur) contre témoin (auditeur-examinateur) que se joue le sort d’un demandeur d‘asile, par-dessus son dos : comme nous l’avons vu, la forme même du témoignage (sa parole) est le préalable à toute reconnaissance d’authenticité (témoignage lui-même + preuves). La responsabilité du rédacteur se trouve donc engagée dans ce processus.

Ainsi, au cours de l’audition, le demandeur d’asile est empêtré dans le dilemme consistant à choisir l’autorité institutionnelle contre l’autorité de son rédacteur : soit choisir ses mots propres, satisfaisant ainsi littéralement à l’exigence de spontanéité, en risquant de manquer la satisfaction à l’exigence de crédibilité, soit choisir les mots de son (ses) rédacteur(s), et à l’exigence de crédibilité qui le lie à ces mots étrangers. On retrouvera donc, dans les comptes-rendus de rejet, dans un cas, la critique, par exemple, de manque d'authenticité, et dans l’autre celle de répétition du récit écrit. Prétendre être ce que l’on est pas (ou plus), témoin et sujet de soi-même tout en tentant d’échapper à l’accusation de non -personnalisation, tel est le défi au bon sens que représente le processus d’examen de la demande d’asile.

Le dédoublement du témoin au cœur du témoignage atteste donc de la forme fictionnelle de celui-ci dans le processus de demande d’asile. Et c’est pourtant cette forme qui sert, comme on l’a vu, à la reconnaissance de la preuve. Cette confusion entre témoignage et preuve est relevée par Jacques Derrida (36) : la distinction conceptuelle entre les deux « est aussi essentielle qu’infranchissable en principe, en droit » mais « la confusion reste en fait toujours possible tant la limite peut parfois paraître fragile et facilement traversée ». Cette confusion est le ressort de ce vaste jeu de dupes, dans lequel l’examinateur impose la fiction (la crédibilité) au nom de la réalité, voire de la vérité, via les exigences d’authenticité et de spontanéité : la fiction d’un seul témoin. La réponse à ces injonctions paradoxales ne peut être que schizophrénique, càd fractionnant le sujet lui-même.

 

5- La présence à l’événement, la présence à soi, la présence à l’autre.

Dans le rapport qu’il engage à l’autre, à ses examinateurs de l’Ofpra ou de la Cnda, le demandeur d’asile, dans l’enjeu de crédibilité qui borde tout le processus d’examen, doit être en mesure de faire valoir qu’il sait de quoi il parle. Sa présence à l’événement, son expérience, qui est le fond de sa requête, devrait rejaillir dans l’entretien oral comme une présence réactivée, pour pallier à l’absence à l’événement du destinataire de son témoignage. Ainsi le rapporte Derrida : « Dans le témoignage, la présence à soi, condition classique de la responsabilité doit être coextensive à la présence à autre chose, à l’avoir été présent à autre chose et à la présence à l’autre, par exemple au destinataire du témoignage. C’est à cette condition que le témoin peut répondre, et répondre de lui-même, être responsable de son témoignage, comme du serment par lequel il s’y engage et le garantit » (37).

Comment restituer la présence à l’événement, cet avoir-été inaccessible au destinataire du témoignage ? Quelle présence-à-soi, quelle conscience de soi peut manifester à son auditeur le demandeur d’asile, pris dans les injonctions paradoxales de spontanéité et d’authenticité du témoignage oral ?  Il est tout entier tourné vers la présence à l’autre, en quête d’une réponse à ce qu’il croit que l’autre attend de lui, dans ses paroles, son attitude et ses pensées. Sait-il de quoi il parle ? Le récit de son expérience est médiatisé par tant d’autres mots, tant d’attentes, d’expectatives précises ou imprécises qu’il se perd dans les méandres de la conscience qu’il se fait de ce qu’on attend de lui : il ne sait pas exactement de quoi il doit parler, ni comment il faut le dire. Sa présence à lui-même dérive vers une présence de lui-même en tant que demandeur d’asile, la figure d’un autre, d’un qui lui ressemblerait, une authentique figure de fiction. Avec ou sans serment, c’est sa responsabilité sur son propre sort qu’il a engagée dans cet entretien et rien d’autre, la responsabilité de donner une parole apte à susciter l’empathie et la croyance de son auditeur : il improvise sa propre histoire à partir de son avoir-été-là refoulé dans le fond stratifié des paroles qui ont été écrites pour lui. Et la vérité ou même la réalité de ce vécu n’a plus grand chose à voir dans l’affaire.

Dans le contexte d’un procès en assise, par exemple, les impressions comptent peu, « ou plutôt elles ne comptent que pour autant qu’elles s’appuient sur des faits concrets » (38). Dans les jugements rendus en matière de demande d’asile, les impressions au contraire sont prééminentes, pour autant que peu de preuves sont versées aux dossiers, que celles-ci sont souvent jugées non probantes (voir E.), et que la majorité des faits et des preuves justement restent invérifiés par les instances de jugement. On ne tiendra compte que d’un contexte général (pays « sûrs » ou non, càd reconnaissance de conflits, d’instabilités sociales etc), et même cela à des degrés différents selon que l’on passe devant l’Ofpra ou la Cnda (qui bénéficie de la présence d’un membre du HCR censément averti de ces questions). Ainsi, l’impression produite sur le juge par le demandeur est d’une influence considérable pour le rendu du jugement : cette « impression » est l’effet d’une construction fictionnelle qui tient autant de la prouesse littéraire (le je de la narration) que du jeu d’acteur (l’attitude gestuelle en séance publique).

On peut désormais lire d’un œil plus éclairé les formules de l’Ofpra ou de la Cnda, dans les cas de rejets de la demandes d’asile, et énoncés plus haut : « propos convenus et exempts de tout élément de spontanéité (ou de personnalisation) convaincant », « récit stéréotypé », etc… On pourrait engager ici que le qualificatif de stéréotype est la marque de l’échec de la figure de fiction qu’est le témoignage, oral ou écrit, dans la demande d’asile, et que celui de spontanéité ou de personnalisation est sa marque de réussite. Mais il faut noter que ces deux termes, pivots de la crédibilité, n’apparaissent jamais qu’en négatif, en égard à leur absence remarquée dans les comptes-rendus de rejet, et jamais en positif, dans les comptes-rendus d’accords.

 

6- La désubjectivation du témoin

Ici viendra plus tard, à ce texte déjà long, s’ajouter des considérations sur la « désubjectivation du témoin », dans la mesure où, comme nous l’avons, vu, la subjectivation de ce témoin-ci, le demandeur d’asile, est particulièrement mise à mal dans le processus d’examen de sa requête. Nous pouvons simplement indiquer les bases de cette réflexion, extraites en particulier de « Ce qui reste d’Auschwitz » de Giorgio Agamben :

- « Il n’est pas de titulaire du témoignage, (…) parler, témoigner, entraine dans un mouvement vertigineux où quelque chose sombre, se désubjective totalement, devient muet, tandis qu’autre chose se subjective et parle sans avoir – en propre – rien à dire. Ici par conséquent, le sans-parole fait parler le parlant, et le parlant porte dans sa parole même l’impossibilité de parler, de sorte que le muet et le parlant, le non-homme et l’homme pénètrent – par le témoignage – dans une zone d’indistinction où il n’est plus possible d’assigner la position du sujet, d’identifier la « substance rêvée » du je, ni, sous ses traits, le vrai témoin ».

- « On peut le dire autrement : le sujet du témoignage est celui qui témoigne d’une désubjectivation ; mais à condition de ne pas oublier que « témoigner d’une désubjectivation » signifie seulement qu’il n’y a pas, au sens propre du terme, de sujet du témoignage (« Je le répète : nous (...) ne sommes pas les vrais témoins » (39))., que tout témoignage est un processus ou un champ de force traversé sans cesse par des flux de subjectivation et de désubjectivation ».

 

         7- Le rapport réalité/fiction

La  question de la vérité et du mensonge n’est pas une question qui se pose à celui qui apporte son soutien à la constitution du témoignage du demandeur d’asile. On n’accède jamais à la réalité de l’expérience d’un demandeur d’asile, comment donc accéder à la vérité de celle-ci ? Comme nous l’avons vu, pour des raisons variées qui dépendent de son expérience, de sa culture, ou simplement de ses capacités d’expression, l’idée qu’un demandeur d’asile se fait de ce qu’il doit dire ou taire dans son témoignage nous échappe complètement. Le rapport vérité/mensonge est donc ici extrêmement complexe, et le mieux est de s’y tenir à distance.

Par contre, on comprend assez vite que, tout témoignage devant être construit selon un code déterminé - une sorte de « filtre bureaucratique stéréotypé » (40) propre à satisfaire les critères spécifiques des instances de jugement - la demande d’asile est suspendue au rapport réalité / fiction qui constitue ce code. « Le réel, dit Jacques Rancière (41), est toujours l'objet d'une fiction, c'est-à-dire d'une construction de l'espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable.  C'est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même ». L’idée, dans l’assistance au témoignage, n’est donc certainement pas d’accéder à une réalité, ce qui serait fort ambitieux, mais de donner à l’expérience rapportée par le demandeur une forme – si possible une clarté, une cohérence, une crédibilité - c’est à dire de construire une figure de fiction, qui passera d’autant mieux pour une réalité qu’elle sera satisfaisante dans sa forme narrative, càd réussie en tant que figure de fiction.

La convention de Genève, la loi Ceseda, sont des fictions devenues des réalités politiques et juridiques. « La politique est une manière de produire des fictions ». « Le travail de la politique [est d'inventer] des sujets nouveaux et d'introduire des objets nouveaux et une autre perceptions des données communes ». De l’autre côté du jugement, la constitution du témoignage dans la demande d’asile a précisément cet objectif même : construire une autre perception des données, en toute connaissance de cause des normes imposées, via un travail de fiction : la crédibilité est le costume que doit revêtir l’expérience pour acquérir sa reconnaissance. Une fiction contre l’autre.

Réalité/fiction : du côté de l’Ofpra, de la Cnda, la figure de la fiction est une figure négative, associée à la falsification et au mensonge. L’examinateur va s’employer à le démontrer en tentant précisément de débusquer contradictions et invraisemblances (simple indices, le plus souvent, de l’impréparation du demandeur d’asile), qui conduiraient ainsi à « dévoiler » l’existence d’une falsification, d’une demande abusive, du mensonge - ce qui mènera irrémédiablement au rejet de la requête. Du côté du requérant, la figure de la fiction, c’est la figure ni négative ni positive de la construction de son témoignage, une figure de narration, orientée vers la volonté de satisfaire à l’objectif de crédibilité. Ainsi, si la réussite de la figure de fiction du témoignage du demandeur produit sur l’examinateur une image probante (en tant qu’image) de la réalité, son l’échec inverse produira l’image inversée du mensonge (et du rejet consécutif de la demande). Et, de l’autre coté de la scène, si l’examinateur réussit à (se) démontrer (à lui-même) la présence d’une figure de fiction (contradiction, invraisemblance) dans le témoignage, la conséquence en sera le rejet définitif. Mais à l’inverse, l’impossibilité de cerner cette figure de fiction, ne permettra pas nécessairement d’augurer d’une issue heureuse du jugement rendu, l’impression restant déterminante... Les termes adéquats sont forgés pour justifier de cette incapacité à stigmatiser la fiction : témoignage non probant,  récit stéréotypémanque d’authenticité... Tentative de décrédibilisation contre tentative de crédibilisation : c’est sur la figure de fiction que repose l’équilibre des forces en présence.  La réalité, elle échappera totalement au juge, comme elle a échappé au rédacteur : elle est enfouie dans l’expérience passée du demandeur d’asile et s’efface progressivement sous les poussées successives des couches de fiction.

Au bout du compte, ce sont bien l’Ofpra et la Cnda qui vont gérer l’équilibre des forces entre réalité et fiction, mises en jeu dans la demande d’asile. A la fin de son livre, « Un seul témoin » (42), est proposée à Carlo Ginzburg, une hypothèse : de l’ensemble de son travail se dégagerait « une définition implicite du pouvoir qui résiderait dans la maîtrise des rapports entre fiction et réalité ». Sa réponse fut : « Le pouvoir, ce n’est pas seulement ça, mais il y a en effet quelque chose de cela. L’une des phrases les plus stupides du XXème siècle, c’est l’objection de Staline : « Le pape, combien de divisions  ? » (43) parce que ceux qui maîtrisent les rapports entre fiction et réalité disposent de très gros bataillons. C’est presque l’arme absolue. » Dans ce jeu du chat et la souris, chacun des protagonistes compose avec la réalité, en manipulant des fictions qui se font passer pour le réel lui-même…

 

         Conclusion

Les d’associations d’aide aux demandeurs d’asile, qui jouent parfois le rôle de rédacteurs, comprennent, à travers les récits des migrants venus en France pour des raisons politiques, religieuses ou économiques, que prendre la décision de quitter sa famille, ses amis, son pays pour chercher asile dans un autre pays est tellement énorme qu’elle se suffit à elle-même. Aucune justification n’est requise à leur yeux. Pas d’exigence de vérité, de crédibilité, d’authenticité ni de spontanéité. Les motivations des demandeurs d’asile sont diverses, diversement énoncées, et diversement appréhendées, mais le soutien reste inconditionnel, entièrement focalisé  sur l’article 13 de la Déclaration des droits de l'homme, qui suffit à guider leurs actions : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un état ».
         

 

 Christiane Cavallin Carlut,
membre du Comité de vigilance du Cher
pour la défense des droits des étrangers,
août 2010

 

Notes____________________________________________________________________________

1- Agamben citant Foucault in « Ce qui reste d’Auschwitz–L’archive et le témoin », Ed. Payot et Rivages, 1999.
2- Les entraves à la demande d’asile, selon Amnesty International, se multiplient actuellement dans les préfectures françaises, sous des formes toutes plus inventives les unes que les autres, au mépris du droit d’asile.
3-  Ed. Gallimard, Folio policier, 1999
4- qui non seulement privent le demandeur d’asile de ses droits (autorisation provisoire de séjour, l'allocation temporaire d'attente, logement en Centre d’accueil pour Demandeur d’Asile, Couverture Maladie Universelle), mais aussi raccourcissent drastiquement les délai de constitution du dossier Ofpra et de la convocation afférente, et ajoute un a priori défavorable à son examen par l’Ofpra…
5- Hegel, « Phénoménologie de l’esprit », Ed. Aubier Montaigne, 1998
6-  voir Carlo Ginzburg, « Un seul témoin », Ed. vacarmes, Bayard, 2007
7- Ministre du gouvernement Mauroy, Conseiller d’état, Président siégeant à la Cnda. Propos notés lors du colloque Helena-France : « Statut de réfugié et nécessité de la preuve », décembre 2009, Maison du Barreau de Paris.
8- Jacques Derrida, « Poétique et politique du témoignage », l’Herne 2005
9- Giorgio Agamben, op. cit..
10- Anicet Le Pors : « Le juge admet mal qu’ils juge selon ses convictions politiques, religieuses etc. il jugera d’autant mieux qu’il admettra cela »…
11- Jacques Derrida, op.cit.
12-  ibidem
13- ibidem
14- Giorgio Agamben, op. cit.
15- Jacques Derrida, op. cit.
16- ibidem
17- ibidem
18- Commission de Recours des Réfugiés : devenue la CNDA depuis 2008
19- base de données européenne d’empreintes digitales, développée dans le seul but de permettre l’identification des demandeurs d’asile. Il est fait obligation au demandeur d’asile de 14 ans ou plus de donner ses empreintes digitales lors de l’accueil préliminaire à la demande d’asile. Ces empreintes sont envoyées sous format numérique vers l’unité centrale de la Commission européenne, où elles sont comparées automatiquement aux autres empreintes déjà enregistrées dans la base de données. Ce processus permet de trouver trace, par exemple, d’un passage dans un autre pays de l’espace Schengen, et entraîne automatiquement une tentative d’expulsion vers ce pays (accords Dublin II)
20-  Centre d'Accueil pour Demandeurs d'Asile
21-  Jacques Derrida, op. cit.
22- op. cit.
23- Agamben, op. cit.
24- Derrida, op. cit.
25- ibidem
26- Agamben, op. cit.
27- ibidem
28- Ginzburg, op. cit
29- Derrida, op. cit
30- qui appelle « témoin du témoin » son auditeur
31- Agamben, op. cit.
32- ibidem
33- ibidem
34- ibidem
35- ibidem
36- Derrida, op. cit.
37-  ibidem
38- Carlo Ginzburg, « Le juge et l’historien », Ed. Verdier, 2007
39- Primo Levi, « Si c’est un homme », Presse Poket, 1988
40- Carlo Ginzburg, « Le juge et l’historien - Considérations en marge du procès Sofri »
41-  Jacques Rancière, "Le spectateur émancipé", La fabrique Edition 2008
42- Carlo Ginzburg, « Un seul témoin »
43-  Réponse faite par Staline en 1945 à Winston Churchill qui lui demandait de respecter les libertés religieuses dans l'Europe centrale que l'Armée Rouge occupait.